La forge neuve

FER - FONTE - ACIER

LES FORGERONS ET LES AUTRES

les acteurs de l'entreprises :

Les forgerons, les charpentiers et maçons spécialistes, qui créent la Forge Neuve avec Saget, ne sont pas tous connus, mais les noms des maîtres ouvriers qui au départ participent à sa création et connaissent tous les secrets de sa conception, sont Jean Trébuchet, fondeur venant de la Hunaudière, Pierre Derouin et Patrice Laumaillé affineurs, Michel Louvigné fendeur, des noms de lignées de forgerons que l'on retrouvent dans les forges voisines et originaires surtout de Normandie*. Leur savoir faire gestuel, visuel et les quelques formules orales scandant le processus ne nous ont pas été transmises, les épures de tracé des fourneaux ou des mécanismes non plus.

Les seigneurs maîtres du sol :

L'exploitation de ces très grandes forges ne peut être garantie que par une grande seigneurie disposant de minerais, de grandes forêts et d'un bon cours d'eau pouvant alimenter tous les ateliers. Les grands seigneurs dégagent un profit au moindre risque et établissent leurs contrats avec de riches maîtres de forge investisseurs sur lesquels reposent toute l'initiative et la responsabilité.

Dans la région les seigneurs sont les Béthune-Charost pour la baronnie d'Ancenis avec les fourneaux de la Provostière et du Pas Chevreuil, les Villeroy pour la baronnie de Pouancé avec la forge de Tressé, et les fourneaux de la Prévière et de Roche, les de la Chapelle puis Créqui pour le marquisat de Fougeray avec la forge de la Hunaudière, les Montmorency puis les Condé pour les baronnies de Châteaubriant et Vioreau avec la Forge Neuve, Martigné et la Blisière.

Les Condé, turbulents huguenots puis "frondeurs" et valeureux guerriers font gérer leur patrimoine par un Conseil, seul Louis Joseph paraît s'interesser personnellement aux forges en permettant le rachat et la rénovation de la forge de la Hunaudière en 1785 puis l'amélioration de la Forge Neuve, ce Prince visite les premiers fourneaux royaux à la houille du Creusot en décembre 1787.

Ces grandes forges parfois dites "seigneuriales" établiront de grandes familles bourgeoises de forgerons.

les Maîtres de forge :

"Du maître. La probité & l'honneur sont les premieres choses que tout homme, dans toutes sortes d'états, ne doit jamais perdre de vûe. Dans les forges, le danger est prochain. Communément au milieu des campagnes, souvent au milieu des bois, nécessairement environné d'un grand nombre d'ouvriers & domestiques ; il faut veiller pour se garantir des vices qu'engendrent la solitude, la grossiereté des ouvriers, le maniement de l'argent." ...
"Une bonne réputation, ce qu'en terme d'art on appelle
bon crédit, est bien nécessaire : elle vous donne le choix dans les ouvriers, la préférence dans les bois des seigneurs, souvent dans les usines qui leurs appartiennent
." *(Encyclo.)

A partir du 17ème siècle la fonction de Maître de Forge peut se diviser en une dizaine de rôles eux aussi partagés entre plusieurs personnes prétendant parfois à la prestigieuse appellation de Maître de Forge : le seigneur du lieu, le propriétaire de la forge, le promoteur-bâtisseur, les investisseurs, le fermier et ses associés, le sous-fermier et ses associés, les prête-noms, les cautions, le régisseur, le régisseur conseil, le directeur, le directeur technique. Pour une même forge toutes ces fonctions ne sont pas indispensables, un seul homme propriétaire-exploitant peut tout à la fois les représenter : "Vous proposez-vous de bâtir, acheter, ou prendre à bail une forge ? Combinez votre santé, votre argent, avec la connoissance du terrein, des héritages voisins, du cours d'eau, des bois, des mines, de la qualité du fer, du débit : voilà le premier pas."*

Comme le dit un historien du Périgord* : "Sont maîtres de forge ceux qui dirigent effectivement l'entreprise industrielle, passent des marchés avec le Roi, tiennent une comptabilité, veillent au recrutement des ouvriers et se débattent pour faire vivre leur forge [...] Si le maître de forge n'était pas noble, sa situation le mena parfois à la noblesse." A l'exemple de la Forge de Moisdon, des forges ne seront plus baillées mais reprises par le propriétaire en exploitation directe, qui le plus souvent place un directeur sur la forge lequel sera appointé selon la production de fonte. Au 19ème siècle, et jusqu'à nos jours, l'appellation maître de forge sera réservée aux riches propriétaires gestionnaires de forges, forges sur lesquelles s'étaient bâties les fortunes des "marchands de canons".

Le Maître de forge Georges Saget, fils de René, achète une "charge" de secrétaire du roi en 1710 qui fait accéder son fils René Georges à la noblesse de Ier degré*. Par mariages avec de grandes familles, les Saget de la Jonchère graviront les degrés et seront résoluement antirépublicains, leur château du Boisfeillet à Martigné sera incendié le 24 juin 1791*.

Imprégnées d'un savoir faire familial beaucoup de femmes seront maîtresses de forge après décès de l'époux maître de forge. Ou par mariage avec un fonctionnaire intendant, régisseur ou fermier général d'une seigneurie comportant des forges elles seront maîtresses de forge au nom de leur mari ou en leur nom propre. La maîtresse de forge valorise ses connaissances du terrain, des minerais, des bois, des cours d'eau, de leurs usages et règlements et exerce aussi avec talent la gestion et les difficiles relations avec les "boisilliers", mineurs, forgerons, marchands de fer, maîtres de forge concurrents, seigneurs, propriétaires et paysans... le "savoir fer" restant tout aux mains des forgerons. Des commis aident le Maître de forge à la direction, commis de forge, commis des fourneaux, commis au bois.
Les noms des maîtres de forge, investisseurs et techniciens, sont bien connus dans la région, Saget, Barbier, de Lavau, Pavy, de la Flêcherais, Laurencin, Belot, Paris, Montullé, Picot de Coëttual...toutes ces familles sont liées.

Les commis :

"Des commis. Avoir une fidélité à toute épreuve ; se connoître bien en bois, en mines ; mieux aux exploitations, au travail des forges & fourneaux ; visiter souvent les denrées, les domestiques, les écuries, les chevaux, les harnois ; savoir tenir les livres, & rendre compte de son travail."* (Encyclo.) Selon l'organisation et l'importance de l'entreprise leur nombre peut varier de 2 à 4 pour les fourneaux, les minerais, le bois, les produits, les ventes, la comptabilité. Ces gestionnaires des ressources, des productions et des ventes, sont en relations avec les forgerons et les travailleurs externes ou les clients. Ils sont logés sur la forge dans des maisons "à étage" pouvant comporter des magasins de matériel au rez de chaussée.

l'organisation du savoir faire :

Le savoir faire*des forgerons est transmis de père en fils, chaque lignée conserve jalousement sa spécialité, leur champ d'expériences nouvelles est limité par l'obligation de réussite. Au 18ème siècle les "amateurs d'arts éclairés" de l'Encyclopédie, avides de progrès, critiquent l'empirisme corporatif des forgerons : "Les fourneaux & les forges sont pour la plûpart à la disposition d'ouvriers ignorans."*

Les Bellanger, Franco, et Trébuchet sont fondeurs chargés de la qualité des moulages, du bon fonctionnement, de l'entretien et de la réfection ou reconstruction du haut-fourneau.

"Des fondeurs. Les fondeurs sont ordinairement fort mystérieux sur leurs ouvrages;"* (Encyclo.), l'ingénieur Jules Garnier qui connut la transition du fer à la houille dira en 1874 : "Le haut-fourneau est un appareil difficile à conduire...Il y a peu d'années encore qu'en France le chef fondeur était un personnage important...Une des grandes vertus du maître fondeur était de posséder les dimensions exactes à donner à l'intérieur du fourneau, dimensions qui se léguaient de génération en génération. Quand on mettait le haut-fourneau hors pour le réparer, nul autre que le maître fondeur, aidé seulement de ses fils ou initiés, ne travaillaient à le remettre à neuf. C'est ainsi que les méthodes, bonnes ou mauvaises, se transmettaient intactes d'âge en âge."*;

Les Laumaillé, Cavé, Godet, Luneau sont affineurs transformant la fonte en fer forgeable, les marteleurs, chauffeurs et leurs valets font partie du même atelier de forge, le marteleur étant le chef;

"Des marteleurs. Les marteleurs sont une classe d'ouvriers qui devroient être instruits, laborieux, fideles & doux. L'ouvrage particulier d'un marteleur regarde les foyers ; ce qui suppose la connoissance de la fonte qu'il a à employer : il doit aussi bien connoître l'équipage du marteau, parce que cette partie le regarde seul, & que les autres ne sont que comme des bras qu'il fait mouvoir."* (Encyclo.)

Les Rocher, Louvigné et les Ménagé sont fendeurs, habiles mécaniciens, produisant des applatis et des verges de différentes sections à partir de barres forgées par le marteleur. On voit des Rocher devenir commis, directeur et régisseur des forges Martigné et Moisdon.

Le "renoueur de jambe" est le remplaçant, ouvrier qualifié apte à remplacer quelconque ouvrier empêché par maladie ou autre. Homme de confiance il garde les secrets de chacun, lui même étant pressenti à remplacer définitivement le maréchal, assurant avec le charpentier, l'entretien et les dépannages de l'usine, ces deux maîtres ouvriers de l'art mécanique sont les mieux payés*.

les logements :

Les logements des ouvriers, du maître de forge et de ses commis sont intégrés au plan de la forge : chaque ouvrier dispose avec sa famille d'une grande pièce, d'un cellier, d'un grenier et d'un jardin potager, ces logements sont disposées en longères; les commis de la Forge Neuve, comme le maître de forge disposent chacun d'une grande maison à étage avec jardin, le long de la rivière en aval de la fenderie. L'amélioration des conditions de vie des ouvriers qualifiés sera l'obligation constante des maîtres de forge.

Les maîtres ouvriers stabilisés par leur ancienneté, s'établissent parfois sur une petite terre aux environs de la forge : Jean Trébuchet en 1722 à la Renaudière, Louis Maurice Trébuchet à la Cantrais en Auverné, un autre Jean Trébuchet à la Jannais, Jean Hoguerel à la Boulais, Michel Rocher à la Rinais, un autre sur la terre noble du Pavillon et Michel Rocher fils achètera la maison de maître du Pourriatz de la Forge Neuve, ces cinq domaines sur Moisdon*, Jean Louis Louvigné au Vivier à La Meilleraye.

la vie sociale :

Sur cette forge neuve 20 à 30 ouvriers et commis qualifiés* vivent en familles, selon affouages, 300 à 500 ouvriers gravitent autour comme valets, mineurs, bûcherons, charbonniers, voituriers ... "Un charbonnier chasseur, ou, pour mieux dire, braconnier, est un ouvrier dont il faut se défaire."*

Plus ou moins soutenus par le maître de forge et le seigneur, certains travailleurs en incessants déplacements, abusent parfois des droits du sol et sont alors marginalisés par les paysans. Relativement biens payés, les forgerons sont fiers de leurs privilèges d'usages mais certains droits de chasse, ports d'armes, droits de pacage des chevaux leurs seront parfois contestés.

Le régisseur directeur de la forge de Martigné, Augustin Rocher, tente de justifier l'abus de port d'armes de ses forgerons : "Le 23 juin [1771], veille de la fête de Madame de la Jonchère, propriétaire, [Saint Jean et aussi "la Saint Eloy" des forgerons] les ouvriers sachant qu'il y avait de jeunes canes sauvages sur l'étang du Coudray [fenderie], furent au nombre de 8 avec 4 chiens pour tâcher d'en tuer afin de les porter à Madame de la Jonchère." (Y. Breton)*

Dans un extrait des registres du Parlement de Bretagne, un arrêt de la Cour de 1780 signale "...des faits de port d'armes, chasse avec chiens, même en temps prohibé, & dans les pièces de terre ensemencées, & dont les bleds étaient prêts à être coupés [...] Un procès verbal de Louis Berneur, Sergent de cette juridiction [...]apprend que le 29 Septembre, ce Sergent le présenta aux forges de la Hunaudière, pour signifier le décret d'assigné, du 27, aux trois Forgerons décrétés; qu'il parla au principal Commis et à la Dame de Coëtual, Directrice des Forges, & leur demanda leur assistance pour signifier le décret; [...]que la Dame de Coëtual parla aux Forgerons assemblés; que le Sergent saisit ce moment pour délivrer les copies du décret; mais qu'à peine il les eut délivrées, il fut poursuivi par les Forgerons armés de bâtons; qu'il leur échappa avec beaucoup de peine, en fuyant au travers du bois & des landes, s'entendant à chaque instant menacé d'être tué s'il étoit attrapé.[...] la Justice requis main-forte, et s'adressa à la Brigade de Maréchaussée établie à Châteaubriant. Le Brigadier refusa [...] Vous voyez, Messieurs, par ces détails, le danger que courent les Aides et Suppôts de la Justice dans l'exécution des Jugements contre les Forgerons, dont la plupart, ainsi que les Boisilliers, sont des gens sans aveu, & qui, d'un moment à l'autre, peuvent même se soustraire à toutes peines, en changeant de Forge ou de Bois."

l'état civil, la religion :

Les forgerons se marient aux filles des forges, donc souvent entre cousins. L'endogamie se poursuit de forges en forges par de nombreux contacts, déplacements et messages, des femmes savent écrire. Certains ouvriers jeunes doivent changer de forge pour trouver un emploi disponible, exceptionnellement, par son mariage, il lui est possible de changer de spécialité*.

Les forges moralisent leurs lucratives activités en incorporant à leur usine une chapelle. A la Forge Neuve la chapelle est desservie par un aumônier dont les honoraires sont supérieurs au salaire d'un commis*. La chapelle honore la Forge et permet aux forgerons de ne pas s'éloigner pour des dévotions devenues impraticables l'hiver, les appartements du maître de forge ouvrent sur la chapelle par un balcon à l'étage, des mariages peuvent y être exceptionnellement célébrés.

Le 13 octobre 1767, dans la chapelle de la Forge Neuve, l'aumônier bénit le mariage de l'honorable garçon Jean Hoguerel*, âgé de 35 ans, souffletier des forges, avec l'honorable fille Jeanne Monnier de la Menulière. Le noble homme Pierre Dauffy du Jarrier, Directeur général des forges, signe comme témoin.

Le protestantisme de certaines forges se dilue par les baptêmes catholiques de nouveaux nés, où des mariages, la population mouvante des forgerons est recensée. La chapelle est dédiée à Saint Eloi, génial orfèvre devenu ministre de Clotaire II, puis du bon Roi Dagobert au début du 7ème siècle ; le grand Saint Eloi est patron de tous les ouvriers forgeurs puis de tous les métallurgistes ou mécaniciens.

Les festivités de "la Saint Eloi" du Ier décembre sont reportées vers la Saint Jean par des forgerons trop occupés l'hiver par leur forge hydraulique tournant nuit et jour. Mais en 1836* l'église sera conduite à réprouver les débordements de cette liesse corporative dont les chants joyeux s'apparentent moins aux cantiques qu'aux chansons de corps de garde : "Non, Non, Non Saint Eloi n'est pas mort, Car il chante encore, Car il chante encore...".

les gains :

Avant la Révolution les salaires annuels sont de 400 £ivres pour le charpentier, 300 £ pour le maréchal ou le renoueur de jambe et 200 £ pour le maître fondeur; les ouvriers des ateliers d'affinerie ou de fenderie sont payés, comme le Directeur, en fonction des quantités produites dûment pesées et marquées pour la vente; cette marque sert un impôt : "Ordonnance de Louis XIV. du mois de Juin 1680, qui évalue les droits du roi à 3 sols 6 d. par quintal de mine de fer, 8 s. 9 d. par quintal de fonte en gueuse, & à raison de 13 s. 6 d. par quintal de fer"*, mais en 1662 : "Aucune des forges de Bretagne ne payaient le droit au roi"*.

Le maître marteleur* reçoit pour son usine 100 £ivres par an et 2 £ par tonne de fer (600 à 1000 £ par an), selon un barème établi, l'atelier d'affinerie se partage 1,7 £ivres par tonne de fer pour les 4 ouvriers et les petits valets (90 à 170 £/an /homme), des gratifications appelées "vin-bons", primes systématiques, récompensent les ouvriers en augmentant leurs salaires de 2 à 4 %.

Le maître fendeur, indépendant de la forge, n'est pas payé à l'année et partage ses gains, 3 £ par tonne (600 à 1200 £/an), avec les aides qu'il embauche lui-même, ces fendeurs peuvent exercer sur plusieurs forges voisines.

Les gardes des fourneaux, chargeurs, bocqueurs (déblai des scories) et laveurs de mine sont payés à la journée sans la même garantie d'emploi (0,7 à 1,5 £ par jour).

Le maître de forge paye un fermage annuel de 15000 à 20000 £ivres et est aidé dans sa fonction par 2 à 4 commis, payés de 400 à 600 £ivres par an, le revenu net du fermier peut alors être estimé à 10000 £ et les bonnes années peut atteindre 50000 £ivres par an.


phpMyVisites : logiciel gratuit de mesure d'audience et de statistiques de sites Internet (licence libre GPL, logiciel en php/MySQL) phpMyVisites

Page Précédente

Table des Matières

Page Suivante

© Georges Vanderquand
(2000)